L’invention des corps. Belle idée et joli coup marketing. Le club du Flore autour de Frédéric Begbeider a adoré. Il lui a décerné son prix 2017.

 

Pour être sûr de se hisser en haut des ventes et de se faire remarquer par les modernophiles, Pierre Ducrozet s’est chargé pour son roman de sa base line (comme on dit dans le monde du marketing): « À QUOI ÇA POURRAIT RESSEMBLER, UN ROMAN DU XXIe siècle ? En quoi ça serait différent d’un roman du XIXe, par exemple ? » C’est plus une question induisant que le sien est un roman d’avant-garde visionnaire dans sa forme et dans son fond qu’un manifeste pour un nouveau courant littéraire.
Pierre Ducrozet affiche une ambition, toutes fois très limitée, faire un roman adoptant Internet comme fond et comme forme. « J’ai imaginé alors un roman sans centre, fait de plis et de passages, de liens, d’hypertextes, qui dédoublerait le mouvement du monde contemporain, en adoptant Internet comme sujet et comme forme. » Il termine sa profession de foi, exégèse de son roman par « La littérature (comme l’alcool, d’ailleurs) mène finalement à ça : essayer de répondre à des questions qu’on ne vous a pas posées." »

 

Pierre Ducrozet déroule donc à un rythme impressionnant sur 300 pages éditées par Actes Sud un récit sensé inaugurer une voie vers le roman du XXIème siècle.

 

Inspiré dans son premier « mouvement » par le chilien Roberto Bolaño et son roman 2866 tournant autour de l’énigme littéraire d’un mystérieux écrivain  Benno von Archimboldi et des disparitions de centaines de femmes à la ville frontière mexicaine de Ciudad Juarez, Pierre Ducrozet mêle la bataille des pirates informatiques contre les géants californiens du web et leurs délires autour du transhumanisme à une fuite éperdue d’un geek informaticien témoin du massacre des 40 étudiants mexicains d’Ayotzinapa par des policiers.

 

L’écriture de Pierre Ducrozet est très efficace, avec des phrases courtes et inspirées : « Il marche sur le bord de la nationale 95. Il fait nuit partout autour il bouffe son souffle. Des camions le frôlent, son pied parfois glisse sur le côté, alternent les zones flottantes d’agglomération et les étendues vides de lumière. »

 

Entre polar coup de poing et course poursuite à l’américaine, version défoncée à la Bret Easton Ellis, l’écrivain préféré du publicitaire Frédéric Begbeider, le lecteur s’accroche à la cavale de l’informaticien Alvaro.

 

Dans les autres « mouvements » du roman, on découvre Adèle, une jolie et brillante biologiste française. Sa relation avec Alvaro donnera lieu à de belles approches corporelles. «Adèle et Alvaro retrouvent l’animal en eux, en deçà du chien, en deçà du porc, pure gestuelle et cris.
Il s’agit pour cela d’être enfin là où est son corps…

Il faut plier les muscles, forcer, il faut détaler, se déployer dans l’air, enfoncer ses pieds dans la terre et pousser, il faut tout un ensemble de manœuvres pour parvenir à reprendre le contrôle de nos corps-machines. »

On reconnaît des tentatives de mise en fiction du devenir-femme et devenir-homme de Deleuze sans aller jusqu’au Corps sans organes et du rhizome de Deleuze pour espérer que la force du réseau vienne à bout des commerçants du Web.

 

Adèle est engagée par Parker Hayes, un milliardaire de la Silicon Valley qui veut explorer et exploiter la nouvelle frontière, la mort, pour inventer un nouvel homme à l’abri des maladies, du vieillissement et surtout des états et des politiques publiques qui entravent la marche des nouvelles technologies. Ce transhumaniste entraîne tous ses collègues milliardaires des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), dont  Larry Page et Sergey Brin, Mark Zuckerberg et Jeff Bezos dans son projet d’île artificielle de 40 kilomètres carrés au large de San Francisco. Sur cet espace échappant au contrôle des Etats, il s’agit pour ce quarteron des multinationales à quasi monopole mondial de développer ce programme :

« L’homme que nous modèlerons ici courra plus vite, entendra mieux, fera infiniment mieux l’amour, comprendra la physique quantique. Son cerveau cavalera à deux millions de mégabits par seconde, sa mémoire dépassera sa propre histoire pour embrasser celle de l’homme… Vous avez tous dû contourner des obstacles, dépasser al loi existante pour imposer votre volonté et votre vision comme ont dû le faire tous les grands révolutionnaires, de Napoléon à Lincoln. L’Histoire dont vous avez modifié le cours, vous a donné raison. »

 

Pierre Ducrozet applique lui aussi son projet d’écriture zappante pour présenter l’histoire de chacun de ses gagnant du web et de des adeptes de la contre culture, des logiciels libres, de l’Internet ouvert qui veulent les contrer. Il assure la jonction entre la contre culture de Kerouac et Neal Cassidy et l’Internet en introduisant Werner Fehrenbach, inventeur de diverses protocoles du web et éternel routard ayant été initié dans les années soixante par les papes de la beat generation, devenu gourou de la communauté des hackers, pirates anonymous qui pénètrent les systèmes souvent pour se faire embaucher ensuite comme flics du réseau des états et des multinationales.

 

Leur projet apparaît en miroir de ceux des GAFAM. Plusieurs de leurs membres, malgré un discours critique sur le transhumanisme explorent les cerveaux humains et l’intelligence artificielle pour créer un homme augmenté.  Ils veulent aussi créer des Zone d’autonomie temporaire pour échapper à tout contrôle mais en plus nomades que les autres ancrés sur leur île.

 

« Contre l’état et les puissances économiques qui s’efforcent de contrôler l’intégralité du territoire. Nous proposons de créer une Zone d’Autonomie Temporaire… Nous créerons un îlot de joie et de fureur qui s’autodétruira une fois atteints notre objectif et notre jouissance. »

 

Au final, la fiction qui s’aventure dans les grandes problématiques actuelles du tanshumanisme, de la puissance incontrôlée des multinationales en situation de quasi monopole sur l’Internet se fourvoie dans un final explosif hollywoodien sans jamais esquisser d’alternatives, se privant ainsi de toutes visions futuristes.

 

Pierre Ducrozet, en cela ne se distingue pas tellement d’un autre primé de Begbeider et du Flore, Aurélien Bellanger, sévissant chez Gallimard pour être le premier romancier à faire l’apologie des grands prédateurs du moment, Xavier Niel dans La Théorie de l'information, Bouygues dans L'Aménagement du territoire, et Delouvrier et Sarkozy dans Le grand Paris.

 

Ces écrivains qui ne dérangent pas le système ou qui le soutiennent directement veulent exister en se réparant eux-mêmes sans réparer le monde, comme Alexandre Gefen devrait le dire dans son opus. Réparer le monde c’est créer des fictions qui à force de questionner le réel ouvrent des brèches dans l’oppression des dominants.

 

Plutôt que de fouiller l’Internet à la recherche des biographies des vedettes du CAC40 et de la Silicon Valley, il suffit de côtoyer et de lire les collectifs d’acteurs politiques prônant des vrais politiques de rupture autour des nouvelles technologies, comme Ars Industrialis et l'Avenir en commun de la France Insoumise, cahier "Notre révolution numérique"  : "Création d’un service public du numérique. Il garantira la mise en œuvre de services numériques d’intérêt général hors de la sphère marchande – cartographie, encyclopédie de connaissances, médiathèque, moteur de recherche, etc. – via des agences publiques ou en partenariat avec des associations-fondations et des communautés d’utilisateurs (Wikipedia, OpenStreetMap,  etc.)

 

 

Pour cela, il ne faut pas faire de la littérature en chambre et en club, mais ne pas avoir peur du collectif politique et être compagnons de route avec des engagements de différents niveaux de ceux qui veulent changer le monde au XXIème siècle comme au XXème. A défaut, on sert l’idéologie dominante, fond et forme confondus.  

 

L'Invention des corps

Actes Sud Littérature
Août, 2017 / 11,5 x 21,7 / 304 pages


ISBN 978-2-330-08175-1
prix indicatif : 20, 00€ 

Prix de Flore - 2017

Tag(s) : #Lectures
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